La tragédie de l’Ukraine, de l’OTAN et de la Russie

Les relations entre l’OTAN, la Russie et l’Ukraine sont le produit de nombreuses tendances géopolitiques qui apparaissent désormais au grand jour.

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La tragédie de l’Ukraine, de l’OTAN et de la Russie

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 2 février 2022
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J’ai lu dans les colonnes de Contrepoints un article de mon ami Drieu Godefridi sur l’affaire ukrainienne et la gestion de Biden, et je dois prendre le clavier pour signifier un certain désaccord et une vision un peu différente de la situation.

D’abord, l’antipathie pour Joe Biden, quoique largement partagée, ne doit pas nous faire oublier que les propos les plus incendiaires sur la situation, à propos de la certitude de l’attaque russe et le risque de mise à sac de Kiev, sont parvenus dans la presse via une source ukrainienne, et ont été démentis tant par Washington que par Kiev. S’il demeure vraisemblable que de tels propos aient été tenus, ils le furent dans le cadre d’une discussion entre deux chefs d’État, et n’étaient pas censés se retrouver dans la presse. Parler d’hyperbole irresponsable s’agissant de paroles qui visaient à faire prendre conscience à son alter-ego ukrainien de la situation, leur teneur alarmiste ne peut pas véritablement surprendre.

D’autant qu’il faut souligner l’imperméabilité de Zelensky aux avertissements américains, lui qui pense que Washington essaie par là de le pousser à plus de souplesse avec Moscou. Ce n’est d’ailleurs pas nécessairement contradictoire avec sa sollicitation de l’aide américaine contre la Russie par ailleurs, et va même plutôt dans le même sens puisque dans les deux cas il s’agit de maintenir une posture intraitable vis-à-vis de Moscou.

Le retour de l’impérialisme

Un deuxième point qui doit être souligné tient à la nature de l’impérialisme en général, et de l’impérialisme russe en particulier. L’on charge ce mot de l’idée de froid calcul, ce qui est généralement faux. Les nations sont composées d’hommes qui pensent comme des hommes, et l’aspect collectif des États ne fait pas par magie disparaître cette dimension.

La relation Amérique-OTAN/Russie depuis trente ans en est un bon exemple : au lendemain de la chute de l’URSS, les Russes ont voulu rapidement tourner la page, et il y a eu chez les élites russes (moins chez le peuple, peut-être plus affecté par l’inertie) une volonté de rapprochement avec l’OTAN, y compris chez Vladimir Poutine. Cet enthousiasme s’est heurté à la méfiance des élites occidentales habituée durant un demi-siècle à considérer le Soviétique, et donc le Russe, comme l’ennemi, à laquelle s’ajoutait une arrogance de vainqueur de la guerre froide.

Cette différence de perceptions a provoqué moult malentendus, maladresses (l’extension de l’OTAN avait certaines bonnes raisons, notamment remplir le vide laissé par le Pacte de Varsovie et éviter des conflits interétatiques comme en ex-Yougoslavie ou dans le Caucase, mais était évidemment une humiliation pour la Russie), rebuffades et ressentiment, ce qui a conduit à une détérioration progressive des relations et le retour de l’animosité russe, laquelle a, à son tour, nourri la défiance occidentale et déçu les attentes américaines, notamment après le « redémarrage » des relations voulues par Barack Obama.

De fait, il est tragique que ce soit juste après que les élites russes, et Poutine le premier, aient renoncé à leurs espoirs d’entente cordiale avec les USA, en 2007-2008, que ceux-ci se soient trouvés enfin capables d’un nouveau regard sur la Russie. Une tragédie hélas assez commune historiquement. Cela a conduit à l’affaire ukrainienne, à partir de 2014.

Les deux camps sont aujourd’hui chargés de ces considérations qui ne relèvent pas du calcul d’intérêt, de la pure rationalité, mais des émotions les plus basiques qui soient : la méfiance, la rancœur, la peur. Et ces émotions, précisément, pondèrent et orientent tout calcul d’intérêt. L’on ne peut pas déterminer l’intérêt subjectif d’un acteur international en faisant fi de ce facteur décisif.

Des décisions chargées d’émotions

En l’intégrant, qu’observe-t-on ?

Au moment même où sa confrontation avec la Chine devient de plus en plus certaine, l’Amérique a peur de ce qui adviendrait de son système d’alliance et de sa crédibilité si elle cédait devant la Russie en Ukraine. Elle sait que devoir gérer une confrontation militaire simultanément avec la Chine et la Russie est un scénario cauchemardesque comme elle n’en a jamais connu dans toute son histoire : en parité de pouvoir d’achat (le seul indicateur fiable en cette matière) les budgets militaires cumulés de la Chine et de la Russie égalent celui des USA. L’Amérique ne peut espérer vaincre qu’à condition que son système d’alliance reste intact, et chaque allié à son poste. Or, reculer en Ukraine, après le fiasco afghan, pourrait être le choc de trop.

Du côté russe, la situation voit la conjonction de deux préoccupations, de court/moyen terme et de long terme.

Dans l’immédiat, il s’agit de mettre fin à la progression apparemment continue de l’OTAN depuis trente ans, ce qui paraît d’autant plus urgent depuis les difficultés rencontrées par Loukachenko en 2020, ses opposants ayant reçu un fort soutien de l’Occident. Or, ces difficultés ont en même temps permis à Moscou de dompter enfin Loukachenko, qui résistait jusque-là à la volonté russe d’annexer la Biélorussie, et d’imposer enfin une feuille de route pour accélérer l’intégration de l’Union russo-biélorusse – en bref, l’Anschluss.

Cette annexion de fait de la Biélorussie a donné à la Russie un avantage stratégique décisif pour faire pression sur l’Ukraine : la possibilité d’ouvrir un troisième front au nord (après la Crimée au sud et la Russie-même à l’est), qui rend toute résistance de l’armée ukrainienne à une invasion illusoire. Tout cela alors que Vladimir Poutine a compris, après le basculement de Zelensky dans une posture d’intransigeance, qu’il ne récupèrerait plus l’Ukraine par la voie des urnes comme avec Ianoukovitch en 2010.

À plus long terme, la Russie voit la Chine devenir de plus en plus puissante. Elle sait que son destin, si elle ne s’assure pas un socle de puissance en Europe, ne serait pas plus favorable dans un monde chinois que dans un monde américain. Elle sait que pour achever de s’arrimer l’Allemagne, elle doit expulser la puissance américaine d’Europe de l’Est.

La Russie contre l’OTAN

Dans les deux perspectives, qui se rejoignent, la priorité est de faire reculer les USA – donc l’OTAN. Le fiasco afghan et la faiblesse personnelle de Joe Biden ont ouvert une fenêtre d’opportunité pour cela.

Vladimir Poutine a tenté un premier coup de bluff en avril en massant ses troupes autour de l’Ukraine. Cela lui a permis d’obtenir l’ouverture d’un dialogue direct avec les USA, et une rencontre avec Biden en juin au cours de laquelle il a pu constater que les USA n’avaient nulle intention de reculer.

Il a donc publié, en juillet, un texte légitimant de futures actions contre l’Ukraine, et une nouvelle accumulation de matériel a débuté, qui est en cours depuis, et a même plutôt accéléré depuis le début du mois de janvier, avec un déploiement massif en Biélorussie, qui est en soi une nouveauté stratégique majeure. Dans le même temps le Kremlin a publié, en toute transparence, la liste de ses exigences, comme un dernier appel avant fermeture des portes : l’évacuation de l’OTAN de tout l’espace ex-soviétique, soit le repli américain à ses « frontières » de 1991.

Il a été aussitôt répondu par les Américains, en dépit de l’ouverture d’un nouveau dialogue, et pour les raisons rappelées plus haut, que ces exigences étaient essentiellement inadmissibles.

On doit donc faire les observations suivantes.

Premièrement la crise russo-ukrainienne n’est pas un fantasme politico-médiatique anglo-américain.

Deuxièmement, cette crise n’est pas du tout limitée à l’Ukraine, mais concerne toute l’Europe de l’est et la présence otanienne dans ces pays. Il s’est amorcé depuis les déclarations russes en décembre un bras de fer sur la question de l’OTAN elle-même : si les Russes s’en prennent d’abord à l’Ukraine, c’est qu’elle n’est pas dans l’OTAN et peut être éventuellement envahie sans que cela déclenche la moindre solidarité entre alliés.

Les Russes peuvent parfaitement penser qu’une invasion à grande échelle de l’Ukraine produirait un effet de sidération à même de décider l’OTAN à un repli pour éviter une confrontation, et le comportement de l’Allemagne a tendance à renforcer cette croyance. Dans le cas contraire, les Russes savent qu’ils se trouveraient face à une OTAN certes hostile, mais ils l’estiment déjà hostile, et toujours dans ses limites actuelles, alors qu’eux-mêmes tiendraient désormais l’Ukraine (et la Biélorussie). C’est précisément parce que les Russes ne sont pas stupides et que de leur point de vue ce calcul est rationnel que la situation est très dangereuse.

Troisièmement, imaginer que l’Occident pourrait faire de la diplomatie triangulaire à la Nixon entre la Russie et la Chine est une illusion complète : la confiance mutuelle entre Russie et Amérique est réduite à zéro, pour les raisons que j’ai évoquées plus haut. Si l’on avait voulu éviter la proximité entre Chine et Russie, c’est dans les années 2000 qu’il aurait fallu faire des efforts. Il est donc trop tard.

Et si l’on veut envisage une diplomatie efficace, il faut savoir écarter ce genre d’illusion.
Quant à savoir s’il existe une voie diplomatique qui pourrait éviter la conflagration vers laquelle l’inertie actuelle nous dirige, c’est une excellente question.

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  • Tout à fait intéressant , bien que foncièrement préoccupant .

  • Et pendant que l’otan amuse la galerie.. La Chine et la Russie prennent pied en Afrique, continent bien plus intéressant que la vieille Europe ou il n’y a plus que des ruines. Quel intérêt d’envahir l’Ukraine, aucun, surtout que la crimee est devenue russe. Restent les 2 républiques… Cela devrait s’arranger à l’amiable…ou pas, tout dépendra de l’Ukraine.

  • La réponse logique des Russes, si des missiles sont implantés aux frontières de la Russie par les USA, risque par symétrie d’en implanter à Cuba, ce qui rappelle une histoire ancienne.
    Le retrait mutuel semble la réponse adaptée.

    • Vous vous faites un vieux film. La Russie qui a le pib de l’Espagne, n a plus les moyens d envoyer des missiles à Cuba.

  • Les USA sont décadents, leur manipulation de l’économie, leur dette, les manœuvres haineuses de la gauche socialo/woke, leur impérialisme juridique et fiscal même contre leurs propres alliés, etc. Depuis les années 2000 et le 911 ils ont perdu leurs fondamentaux et beaucoup de crédit dans le monde.
    .
    La Russie sous flat tax et gestion autoritaire mais rationnelle de Poutine remontait à grande vitesse et elle promettait d’être un concurrent sérieux surtout avec une alliance commerciale de plus en plus étroite avec l’Europe en partie à cause des « verts » qui ont tué la production d’énergie ce qui rend l’Europe fortement dépendante du gaz russe.
    .
    Sur le fond, les USA cherchent la confrontation pour affaiblir la Russie et particulièrement le couple Russie/Europe. Leur très puissant complexe militaire assez décadent (f35, Zumwalt) quant à lui cherche des débouchés pour ses produits. Un nouvel « axe » du « mal » et du « bien » avec des clients plus ou moins obligés leur serait profitable.
    .
    La réalité est que l’Ukraine est la fiole de Powell moderne, une excuse pour imposer des sanctions, détacher l’Europe de la Russie et vendre des armes à leurs « alliés » quitte à affaiblir tous l’occident avec leurs manœuvres délétères, voir risquer une guerre en Europe. Il n’y a plus aucune vision géopolitique globale, juste de multiples « crony » intérêts et un deepstate devenu incompétent et déconnecté, comme les élites européennes.
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    Certains pays de l’Est qui ont peur de la Russie ou qui ont un conflit avec (1/3 de l’Ukraine est russophile), poussent à la guerre, mais si Cuba recevait des armes et que la Russie avait déployé ses troupes prêt de l’île tout en faisant une propagande anti-américaine, tout le monde crierait à l’agression et ce serait bien normal (dans le monde d’avant).
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    Nos deepstate sont complètement incompétents et corrompus aussi, les ères Willy Brandt, Thatcher, Reagan, les fondamentaux libéraux de l’UE n’existent plus et nos états de droit sont en très grand danger de soviétisation avec le corollaire d’autoritarisme pour obtenir par la force et la censure ce qu’ils ne peuvent plus garder par une bonne gestion libérale et démocratique.
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    Toute cette histoire est une forfaiture. Pour ma part, j’ai bien plus peur des USA et de nos élites que de la Russie qui ne fait que profiter du vide et défendre ses intérêts.

    • Complètement d’ accord, je rajoutte que l’ Otan est un business très juteux pour les militaires américains, surtout les gradés, imaginez ce que peut gagner un général US dans une base de l’ Otan. Je ne parle même pas de l’ industrie de l’ armement qui pèse très lourd aux USA.

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